La question revient régulièrement dans le débat public : faut-il interdire les réseaux sociaux aux enfants et aux jeunes ? Face aux inquiétudes bien réelles et légitimes concernant la santé mentale, le cyberharcèlement ou l’influence des plateformes, certains plaident pour une solution radicale, y compris de plus en plus en Suisse : fermer l’accès. Certains pays l’ont déjà décidé, comme l’Australie pour les moins de 16 ans, ou envisagent de le faire, comme le Danemark ou la Malaisie. Cela semble rassurant, mais c’est précisément le piège: confondre une réponse simple avec une réponse efficace, et cela dévie l’attention des vrais enjeux: assumer de réguler les plateformes, et notamment leurs algorithmes, et assurer une véritable éducation à l’usage du numérique en général, ce qui inclut les réseaux sociaux.
La Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse (CFEJ), que j’ai l’honneur et le plaisir de présider depuis 2016, a publié le 20 novembre 2025 une prise de position sur le sujet. Autant les constats sont convergents avec ceux des partisans de l’interdiction, à savoir que les réseaux sociaux peuvent constituer une source majeure de risques et d’abus, autant la conclusion est différente: interdire l’accès et l’usage aux jeunes de manière générale et indifférenciée serait une mauvaise réponse, voire une réponse contre-productive. De plus, une interdiction générale serait contraire aux droits de l’enfant, qui s’appliquent aussi dans l’espace numérique.
La CFEJ rappelle d’abord ce qui peut paraître évident mais qui est parfois sous-estimé : Les réseaux sociaux sont avant tout un outil, et donc à la fois un risque et une ressource. Contrairement à ce que l’on lit souvent parfois, la recherche scientifique à ce sujet n’est ni univoque ni déterministe : les effets peuvent être positifs ou négatifs, selon les usages, les plateformes et les personnes.
Ces plateformes présentent des risques, certes, mais elles permettent aussi de maintenir des liens sociaux, développer l’estime de soi ou trouver du soutien, en particulier pour les jeunes vulnérables ou isolés. Surtout, priver les jeunes d’accès empêcherait aussi des apprentissages essentiels. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des espaces d’expression, de socialisation, de débat et même d’engagement démocratique. Les exclure revient à priver les enfants de lieux pour développer des compétences numériques, mais aussi sociales et citoyennes. Les enfants ont droit à l’information, à l’expression et à la participation — également en ligne ! Une interdiction générale des médias sociaux est contraire aux droits de l’enfant, qui s’appliquent aussi dans l’espace numérique, et n’est pas justifiée par des preuves scientifiques. En effet, l’articulation entre santé mentale et usage des réseaux sociaux est souvent mal comprise, dans la mesure où les études (références à découvrir dans la prise de position de la CFEJ) montrent que le lien de cause à effet n’est pas forcément celui qu’on pense ; un usage abusif ou inapproprié des réseaux sociaux représente en soi un symptôme possible de problèmes liés à la santé mentale et pas forcément la cause première de ces problèmes.
La CFEJ propose donc une approche différente :
1) D’abord, renoncer aux interdictions générales, qui sont inefficaces et contre-productives. Elles ne tiennent pas compte des besoins des enfants, limitent leur capacité de développement et ne protègent pas vraiment celles et ceux qui en auraient le plus besoin.
2) Ensuite, miser sur la co-construction de règles adaptées aux âges, aux contextes et aux situations concrètes. Pas des interdits uniformes, mais des règles négociées, évolutives et comprises par toutes et tous. Les enfants doivent pouvoir être associés à ces règles et apprendre à se responsabiliser. Ce n’est pas plus facile, mais c’est plus durable.
3) Enfin, agir là où le levier de protection est réellement efficace : les plateformes elles-mêmes. L’utilisation des médias sociaux est fortement influencée par les algorithmes et il devient impératif de les réguler, pas seulement pour la protection des enfants et des jeunes, mais pour la société en général.
Une étude définit la typologie des principaux risques numériques pour les enfants en quatre catégories principales selon la logique des « 4 C »: contenus nuisibles (Content), contacts à risque (Contact), comportements problématiques (Conduct) et risques commerciaux et liés aux données (Contract). Plus largement, la logique commerciale des plateformes vise à maximiser la durée d’utilisation et à retenir l’attention des utilisateurs et utilisatrices, ce qui concerne aussi les adultes. A cela s’ajoutent les risques d’orientation inappropriée des algorithmes, sur une base voulue, à des fins de manipulation psychologique, politique, commerciale. Il faut donc imposer des exigences de transparence aux exploitants et renforcer la réglementation en établissant des exigences légales strictes, notamment concernant les algorithmes. Les propositions ne manquent pas en la matière, par exemple celles émises par la Commission fédérale pour les médias (COFEM) dans son rapport consacré aux plateformes en 2025 ; il faut simplement le courage politique de les mettre en œuvre en résistant à la pression des puissants lobbies des géants du numérique. L’État peut et doit assumer sa responsabilité en matière de protection des droits de l’enfant (et de la société en général) au moyen d’une réglementation stricte et éviter que tout repose individuellement sur les épaules des individus, à savoir les enfants, les parents, les enseignant-e-s et les spécialistes.
En fait l’interdiction d’accès est une sorte de fuite en avant et un aveu d’échec, en luttant plutôt contre les symptômes et les effets (réels ou supposés) que contre les causes, à savoir les plateformes elles-mêmes et leurs algorithmes, totalement opaques. Ce n’est pas parce que beaucoup d’adultes se sentent perdus face à ces réseaux sociaux (et on peut les comprendre!) qu’il faut punir les enfants.
Plutôt que l’interdiction généralisée, la CFEJ recommande trois axes d’action prioritaires:
• reconnaître et protéger les droits des enfants dans l’espace numérique, y compris le droit d’accès et de participation
• élaborer et négocier des règles tenant compte des expériences concrète et de l’avis des enfants et des jeunes, ce qui peut aussi à titre spécifique prévoir des interdictions ciblées dans le temps ou l’espace
• développer les compétences numériques et l’autonomie, de manière participative et adaptée à chaque âge, en associant pleinement non seulement les parents mais aussi toutes les autres personnes de référence concernées de près ou de loin par l’encadrement des enfants (y compris dans le domaine des activités extra-scolaires)
• réglementer les plateformes et leurs modèles économiques, pour limiter les risques et mieux protéger tout le monde
La conclusion de la CFEJ pourrait être appliquée à bien d’autres enjeux politiques actuels : la tentation de la solution simpliste est forte, mais ce n’est pas elle qui protège le mieux. Ce qu’il faut, ce n’est pas interdire le numérique aux enfants, mais leur ouvrir les portes d’un numérique plus sûr, plus inclusif et plus démocratique.






Ajouter un commentaire