La Suisse est un pays d’obédience libérale. Avec ses bons et ses moins bons côtés. Notamment lorsque ce libéralisme devient un dogme pour justifier la non-intervention de l’Etat sur des enjeux d’intérêt public, alors que l’argent privé a le champ entièrement libre pour dicter la vérité, combattre le service public et pratiquer un capitalisme de prédateurs : 670 millions de dividendes aux actionnaires en 15 ans, tout en détruisant des emplois et des titres plus que centenaires ?
La semaine passée, TX Group, la maison-mère des titres Tamedia (notamment la Tribune de Genève, 24 Heures et le Matin Dimanche) et 20 Minuten, a annoncé des coupes massives dans les effectifs des médias, en particulier romands, avec près de 300 suppressions d’emplois. Annonçant sans aucune honte, avoir dans le passé coupé au petit bonheur la chance (« sans stratégie », dixit Simon Baertschi, directeur éditorial de Tamedia dans la Tribune de Genève « print » du 28 août), mais s’être maintenant doté d’une stratégie… Chacun.e mesurera la grande qualité des « top managers » à la tête de Tamedia.
Pourtant, ces titres sont encore bel et bien bénéficiaires, et ce point est absolument capital, pour démentir les rumeurs savamment distillées de titres qui seraient déficitaires. Ceci est d’autant plus essentiel à marteler, que ces bénéfices sont obtenus malgré les « frais de gestion » que chaque titre doit payer au groupe, selon des taux parfois aberrants, pour des prestations dites communes, et ceci dans la plus grande opacité. En fait, TX Group veut des bénéfices avant impôts et amortissements (EBITDA) de 15% et ces titres ne produisent « que » 2 à 3% environ de bénéfices.
Alors que Christophe Blocher a bien compris l’intérêt d’investir dans une presse de proximité en rachetant un certain nombre de titres, TX Group a enfin une stratégie, mais inverse : tout miser sur un quotidien pour l’ensemble de la Romandie, mais sans rien y investir pour les autres (et exploiter les dividendes jusqu’à épuisement au bénéfice des actionnaires membres de la famille propriétaire). Parmi ces titres qui seront victimes de cette stratégie, la Tribune de Genève, un quotidien dont l’histoire est riche de 145 années dont seulement une petite quinzaine sous la houlette de TAmedia, qui ne l’aura finalement acquise à Edipresse que pour empocher les bénéfices et la laisser décliner.
Pourtant, il faut le répéter sans cesse, les médias sont indispensables à la bonne santé de notre démocratie. Pour faire vivre le débat public, nous devons pouvoir compter sur une pluralité de médias professionnels, qui traitent l’information selon les règles de la « Déclaration des devoirs et droits du/de la journaliste »[i], la vérifient, la contextualisent et nous la transmettent ainsi en nous permettant de fonder une opinion éclairée, avec un choix de titres qui permettent une saine concurrence et la pluralité susmentionnée. Je suis d’autant plus à l’aise pour le dire qu’en tant qu’élu je peux certainement être parfois agacé par certains articles. C’est la règle du jeu. Et c’est en particulier le cas avec la Tribune de Genève qui prend un malin plaisir à attaquer le service public un peu trop souvent à mon goût. Mais en aucun cas ce n’est une raison pour tolérer sans rien dire que ce titre porteur d’une longue histoire et vital pour la vie démocratique à Genève soit liquidé en bonne et due forme, comme le fait le TX Group. Et il faut bien aussi constater que les dirigeant-e-s de TX Group affichent une profonde méconnaissance des réalités romandes pour croire une seconde que 24 Heures saura séduire un public valaisan, jurassien ou fribourgeois ! Sans parler du public genevois.
Mais au-delà : les médias nous permettent de comprendre le monde, ils sont un intermédiaire qui pourra nous révéler des éléments cachés et de saisir ainsi des réalités qui nous échapperaient autrement. Tenez, un exemple ? Relisez l’excellente enquête journaliste menée par le média en ligne Heidi.news concernant Tamedia, la bien nommée exploration « Tamedia Papers »[ii].
Face à cela, que peuvent les pouvoirs publics ? Certainement beaucoup. A condition de le vouloir et de ne pas se brider tout seul. A notre modeste niveau municipal, nous testons différentes formes de petits soutiens. Ceux-ci n’ont pas pour prétention de résoudre le problème, mais d’apporter un coup de pouce à la valeur ajoutée du journalisme. Ceci se matérialise par exemple avec les bourses de soutien aux médias lancées en 2021, qui visent à appuyer les initiatives qui participent justement au débat public et à la pédagogie sur le rôle des médias, ou encore la gratuité accordée aux journaux imprimés pour leurs caissettes dans l’espace public ; mais également par exemple via le soutien direct à JournaFonds[iii], ancien « Pacte de l’enquête », structure cise des deux côtés de la Sarine et qui va soutenir le travail d’enquête de journalistes indépendant.es, sur la base d’appels à projet ; des enquêtes – une liste impressionnante (plus de 60 à ce jour) – achetées ensuite et donc publiées dans une large diversité de médias suisses. JournaFonds apporte ainsi un très précieux soutien indirect aux médias dans un travail d’enquête qui réclame des investissements importants. Un projet dont on peut espérer une diversification de soutiens modestes mais par d’autres villes, cantons et la Confédération, tissant un maillage solide en faveur du travail d’enquête journalistique, sans qu’aucun ne puisse en influencer le résultat.
Aujourd’hui, il est néanmoins nécessaire d’aller plus loin. Nous devons envisager un soutien structurel aux médias. Une difficulté : il ne sera évidemment pas possible de financer des titres pour que ces soutiens atterrissent directement dans la poche d’actionnaires. Comme évoqué, on pourrait envisager déjà d’augmenter massivement le nombre de soutiens aux enquêtes comme celles de JournaFonds. La commission ad hoc du Conseil des Etats propose également d’apporter une mise de fonds à notre agence de presse nationale, de pouvoir soutenir les médias électroniques et la formation (y.c continue) des journalistes. Devrait-on également aller dans le sens de couvrir le déficit des médias afin de soutenir l’investissement dans ceux-ci ? Pour cela, il faut sortir du dogme ultra-libéral, qui veut que le public ne doive pas soutenir les médias au nom de leur liberté. Une liberté qui n’est curieusement jamais questionnée quand les propriétaires des titres sont des investisseurs privés ou quand des journalistes avouent en off ne pas trop oser traiter certains sujets économiques par peur de perdre certains annonceurs puissants. Je relève ainsi qu’au Grand Conseil genevois, la semaine passée, quasiment tous les membres de gauche à droite (à la différence du PLR mercredi soir au Conseil municipal…) ont insisté sur la nécessité de souvenir la presse et notamment la Tribune de Genève, sur la base d’un texte déposé par le groupe socialiste. Mais où sont les PLR, le Centre et l’UDC lorsqu’il s’agit de voter concrètement des mesures à Berne ? Où sont les Cantons pour prendre en mains sérieusement ce dossier ?
Sur proposition de la Conseillère municipale Joëlle Bertossa, le parlement de la Ville a confirmé sa volonté de soutenir les médias, à la mesure de ce que peut faire une commune. Ma collègue Christina Kitsos, Maire de Genève, a d’ores et déjà annoncé sa volonté de créer un groupe de travail à l’échelle régionale, potentiellement avec Lausanne et le Canton de Vaud, de manière à œuvrer par un front commun, pour tenter de sauver la presse de notre région.
Un dernier point sur lequel il faut être clairs : il est absolument indispensable de garantir une saine distance et une transparence entre les directions de titres et les collectivités publiques (qui n’existent actuellement pas forcément non plus dans le privé), mais cela ne doit pas nous empêcher d’investir dans le bien précieux pour notre démocratie que sont nos médias. Qu’ils soient privés ou publics, d’ailleurs, et nous aurons certainement l’occasion de reparler des attaques contre la SSR, qui viennent précisément de ceux qui coupent dans leur investissement médiatique, regroupés dans le fameux lobby très réactionnaire de « Aktion für Medienfreiheit », longtemps présidé par la politicienne UDC zurichoise Nathalie Rickli et aujourd’hui par le Conseiller national UDC bernois Manfred Bühler.
Notre pays, qui est fier à juste titre de sa pratique de la démocratie directe, dans un contexte plurilingue et multiculturel, mérite mieux qu’une monoculture médiatique !
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[i] https://www.impressum.ch/fileadmin/user_upload/Dateien/Merkblaetter_Statuten_etc/Devoirs_droits.pdf
[ii] https://www.heidi.news/explorations/tamedia-papers
[iii] https://www.journafonds.ch/
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