Genève ville créative

Le blog de Sami Kanaan

  • #ACTMedia: ouvert et offensif !

    Dystopie : dans 5 ans, plus aucun titre de la presse écrite sur support papier en Suisse romande. Au rythme où se succèdent les restructurations, ou plutôt les liquidations, on peut sérieusement le craindre. Peut-être 20 Minutes et le Matin Dimanche, mais je ne mettrais pas ma main au feu. Car on doit s’attendre à de nouvelles annonces de restructurations avec licenciements, très prochainement, si les rumeurs sont exactes. Et cela, aussi bien à la Tribune de Genève / 24 Heures qu’au Temps, dont l’existence même pourrait être en danger, malgré des résultats corrects en matière de lectorat et d’équilibre entre numérique et papier.

    Des rumeurs crédibles ? Malheureusement, au vu des récentes annonces et des échos venant de l’intérieur des rédactions. Las, le Temps n’atteindrait pas les 15% de rentabilité annuelle, objectif fixé par l’éditeur. Quand on sait que les titres Edipresse parvenaient au mieux à une rentabilité de 5-6% par an, on comprend bien qu’un tel objectif ressemble plus à une mise à mort programmée qu’à une véritable stratégie, certes risquée et audacieuse, mais réfléchie et constructive. Qu’est-ce qui peut rapporter 15% par an, aujourd’hui, à part des investissements à haut risque et spéculatifs ?

    Le schéma selon lequel de méchants éditeurs alémaniques auraient décidé de faire disparaître les titres romands – schéma facile que certains aiment propager – ne tient pas une seconde; les restructurations sont aussi drastiques en Suisse allemande, peut-être avec un certain décalage dans le temps, la différence se jouant aussi dans la taille du marché.

    Face à l’hécatombe : sortir de la plainte et chercher des solutions

    A Genève, on a vu successivement disparaître La Suisse et le Journal de Genève dans les années 1990 ; quant à la Tribune de Genève, elle s’est vue mise sous tutelle, avec une délocalisation de la plupart de ses rubriques à Lausanne, ne conservant que ses rubriques locales et culturelles, pour simplifier… Seuls résistent à Genève (pour combien de temps?) Le Courrier et quelques gratuits.

    Face à cette hécatombe, la messe semble dite. A chaque restructuration, le même scénario se déroule : des pleurs et des hurlements, de grandes déclarations choquées, de vaines tentatives de « médiation » de la part d’autorités cantonales auprès d’éditeurs qui n’en tiennent aucun compte… et la poussière retombe jusqu’à la prochaine étape de la démolition.

    Faut-il juste s’en accommoder ? Après tout, il reste les radios et télévisions locales, la RTS, et bien sûr un champ illimité d’options sur internet ! En réalité, plutôt que de conserver une attitude réactive et plaintive, il devient urgent de faire preuve de lucidité et de se poser quelques bonnes questions, afin de tenter de trouver des réponses adéquates.

     

    Préciser tout d’abord un certain nombre d’enjeux

    Premièrement, et même si ce n’est pas anodin, le glissement du papier vers le numérique n’est pas l’enjeu principal. Car dans le cas des médias, sauf exceptions, le papier va perdre du terrain, irrémédiablement. Les avantages du numérique, lorsque la publication est bien pensée, sont indéniables. Je ne suis pourtant pas un partisan forcené du « tout-numérique » et reconnais qu’il y a plusieurs domaines où le papier garde à la fois sa légitimité et son audience – c’est le cas de la littérature, des beaux-livres, des essais. Pour la presse, le réel enjeu, c’est l’existence de vecteurs d’information de qualité, avec une mise en perspective et une ligne rédactionnelle claire, qui contribuent à l’information vérifiée et vérifiable, et à la formation de l’opinion publique. A titre personnel, je reconnais n’acheter que rarement un journal papier et ne regarde qu’exceptionnellement une émission de télévision à l’heure prévue, à part les bulletins d’information. Et pourtant, je ne suis pas un « millenial »…

     

    Fake news et capacité démocratique

    Deuxièmement, il faut relever que les « fake news » ne sont pas en tant que telles une nouveauté dans l’histoire. Les théories du complot et autres médisances colportées au café du coin, voire générées dans les arrière-cours des différents lieux de pouvoir, sont vieilles comme l’humanité. C’est le caractère exponentiel de leur puissance toxique due à la vitesse et l’ampleur de diffusion que permet internet qui fait la différence. Comme bien d’autres éléments de notre société, ce sont la globalisation et la massification de ce phénomène, à une vitesse quasi luminique, qui en fait un élément particulièrement dangereux pour nos démocraties et l’Etat de droit si l’on ne réussit pas à construire des contrepouvoirs et à rétablir des équilibres.

     

    Business model historique cassé

    Troisièmement, il est utopique de croire que la majorité des grands éditeurs privés ait encore la moindre intention d’éditer des médias au sens classique du terme, qu’ils soient imprimés ou numériques. Cela ne rapporte pas assez. En partie par leur propre faute : ils ont en effet largement contribué à vider de leur substance économique les médias existants en captant leurs sources de recettes (annonces, gratuité massive, publicité) pour les séparer des supports éditoriaux. Une fois le business model historique fracassé, sans alternative, ils tirent la prise sans scrupules afin de préserver le bénéfice pour les actionnaires. A leur seule décharge, il est exact qu’eux-mêmes font aussi face à une concurrence très dure de la part des géants du net – Google, Amazon, Facebook, etc. – en matière de publicité en particulier. Comme le relatait la presse suisse le samedi 8 septembre, 80% des revenus publicitaires sont captés par les GAFA.

     

    Repenser les possibilités de soutien public… et la manière de les financer

    Quatrièmement, il devient incontournable d’évaluer franchement des options de financement incluant des fonds publics. Il est vrai que l’on entend souvent que les pouvoirs publics ne devraient pas s’impliquer dans le financement des médias, au nom de leur indépendance. Mais que faire face aux privés qui se retirent du secteur ? En tant que politiques, nous sommes devant un dilemme cruel : laisser le système s’effondrer en bonne partie ou soutenir des alternatives crédibles.

    En réalité, l‘enjeu en termes de financement privé (hors mécénat) est plus large: comment la Suisse, malgré son mantra ultra-libéral en matière de régulation, pourrait rejoindre d’autres pays dans les discussions sur les moyens de contraindre les multinationales du numérique à assumer leurs responsabilités diverses, dont fiscales, mais aussi en termes de co-financement de tâches d’intérêt public ? Je pense notamment à la diversité de la création audiovisuelle, mais aussi, pourquoi pas, à la diversité du paysage médiatique. Il faut pour cela briser le cercle vicieux où chacun des acteurs mène un lobbying forcené pour échapper à toute obligation, sous prétexte que ses concurrents directs ne sont pas soumis à la même obligation. Les opérateurs de téléphonie mobile comme Swisscom, les câblo-opérateurs comme UPC, les fournisseurs et diffuseurs de contenus de loisirs comme Netflix, et bien sûr les GAFA, etc., doivent contribuer, selon des règles à préciser, à cet effort dans l’intérêt général. « Médias Suisses » le relate de manière très claire dans la presse du 8 septembre, comme évoqué ci-dessus, et une force de régulation supranationale est indispensable.

     

    Quant aux enjeux démocratiques soulevés

    Cinquièmement, pour l’accès à l’information comme pour bien d’autres enjeux liés au numérique (cybercriminalité, protection de la sphère privée, marchandisation à outrance, mutations rapides et profondes du marché du travail, etc.), il est indispensable de renforcer massivement toutes les démarches visant à rendre les gens capables de mieux appréhender ce monde et à conserver la capacité de se compter en citoyennes et citoyens autonomes. Lors du débat sur l’initiative No Billag, beaucoup de jeunes ont démontré que, s’ils ne regardent plus la télévision selon une grille programmatique prédéfinie et ne lisent plus un journal « classique », il ressort néanmoins des études qu’ils recherchent toujours une information structurée et fiable, et comptent sur les médias, en particulier public, pour garantir un débat transparent et démocratique. Des éléments plutôt rassurants.

     

    Repenser la chaîne de valeur des médias…

    Sixièmement, enjeu connexe en lien avec le développement exponentiel de la production et la diffusion de contenus via le net : qui paie quoi et pour quelle valeur ? Car une prestation n’est jamais gratuite. Pourtant, sur le net comme dans les caissettes de 20 Minutes, cette illusion de gratuité domine. Or, si ce n’est pas le consommateur et/ou le contribuable qui paie, et hors cas de figure du mécénat ou du bénévolat, l’entreprise doit bien générer des recettes. La musique a servi de précurseur, non sans conséquences lorsqu’on voit la révolution compète et brutale des schémas de rémunération des artistes et autres acteurs de la chaîne musicale ! Ceci touche également les médias.

     

    La Loi sur les médias électroniques : une opportunité à saisir ?

    Septièmement, sur le plan fédéral se discute actuellement la révision de la loi sur la radio et télévision (LRTV), renommée loi sur mes médias électroniques (LME) mais dont on peut déjà craindre qu’elle manque largement sa cible. Ouvrant de nouvelles opportunités de soutien public au-delà de l’audiovisuel « traditionnel », ce qui est une nouveauté déjà importante par rapport à l’historique du domaine et aux majorités fédérales, elle reste néanmoins beaucoup trop timide. Nous en sommes néanmoins au stade de la consultation. La réflexion doit être menée rapidement pour permettre d’en faire l’outil dont les médias suisses ont besoin !

     

    Quelques propositions maintenant.

    Réunir les collectivités publiques

    Ce qui est possible dans le domaine culturel, à savoir des financements publics pour des projets ayant une dimension économique, et qui n’interférent pas dans les contenus et la programmation, devait être aussi possible dans les médias. On peut citer en exemple la belle démarche romande qui a permis la création en 2011 de Cinéforom, la Fondation romande pour le cinéma, ou, plus modestement, le soutien initié par la Ville et le Canton de Genève aux libraires indépendantes pour leur activité culturelle.

     

    Limiter la concurrence étrangère et élargir l’assiette de financement

    Une trop grande ouverture à la concurrence est néfaste ; ainsi le fait par exemple d’accepter comme c’est le cas aujourd’hui que des télévisions étrangères puissent faire de la publicité axée spécifiquement sur le marché suisse, alors qu’elles ne contribuent en rien au financement d’activités d’intérêt général, est absurde. En matière de partage du « gâteau publicitaire », la Confédération trouverait là une opportunité de réunir les différents acteurs suisses du domaine.

    Il faut également sérieusement traiter la question mentionnée ci-dessus de la contribution (qui ne serait pas du tout volontaire!) des différents opérateurs numériques à des enjeux d’intérêt général, ce qui inclut le fait de préserver et encourager un paysage médiatique diversifié.

     

    Reprenons l’initiative d’un débat ouvert et offensif !

    L’essentiel, en tout état de cause, est d’assumer ce débat de manière plus ouverte, offensive et créative que jusqu’à présent. Une contribution dans ce sens réside dans la journée que j’ai pris l’initiative d’organiser dans le cadre de mon année de mairie, le 14 septembre prochain à Genève, incluant un Hackathon et de nombreux intervenants qui ont un rôle et une opinion face à l’évolution du paysage médiatique. En prévision de cette journée, j’ai mandaté Fabio Lo Verso pour établir un rapport (ci-joint) qui documente les différentes initiatives et propositions citées ci-dessus. Il offre de manière inédite, à ma connaissance, ces éléments réunis de manière synthétique.

    Enfin, et pour ne pas en rester à une simple journée de débats, aussi intéressante puisse-t-elle être, la journée fera l’objet d’un hackathon co-organisé avec l’association Open Geneva, celui vise à s’inscrire dans le développement d’un projet sur le long terme. A la suite de cette journée, j’aimerais que soient rapidement organisés des Etats-généraux des médias, à l’échelle lémanique voir romande, réunissant cantons et principales villes, afin de clarifier quel pourrait être le rôle des pouvoirs publics dans ce domaine, et de tenter d’harmoniser nos approches et formuler des solutions concrètes.

     

    Informations et inscriptions au hackaton : www.ville-geneve.ch/mairie-actmedia

    Programme de la journée en PDF: > télécharger

    Rapport “L’aide aux médias à l’ère numérique”: > télécharger

Une commentaire

  1. Votre constat est intéressant et naturellement d’actualité mais il est impossible de pareillement généraliser. Les titres locaux (qui ne sont pas toujours si petits si je pense au Journal de Morges -> 6000 abonnés papiers (tirage en hausse) + 37000 exemplaires 1 x par mois) ne constatent pas vraiment (en fait pas du tout) de migration vers le numérique. Il y a en effet plusieurs publics, les fidèles qui restent sur papier (et activent le e-paper en complément), les jeunes qui se contentent des infos (notamment sportives + faits divers) sur le web et/ou la page Facebook. L’enjeu est de garder ces jeunes chez nous – peu importe le support – lorsqu’ils «s’établissent» dans la vie, en gros lorsqu’ils prennent leur propre logement.
    Pour le vivre tous les jours – et mon exemple se borne à un environnement local – le fait de «passer» dans le journal reste un moment important. J’entends très régulièrement des gens dire «Je t’ai vu dans le journal», «j’ai découpé tel article» alors que personne ne m’a dit qu’il avait fait une capture d’écran de la photo de son fils illustrant le compte-rendu du match de hockey.
    On le voit aussi lors des promotions, confirmations protestantes, avis de naissance ou de décès avec des lecteurs qui viennent acheter des exemplaires supplémentaires alors qu’ils ont pourtant la possibilité d’imprimer le PDF chez eux!
    Mais votre démarche est à saluer, c’est juste le catastrophisme qui est à pondérer selon les cas et selon moi!

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Sami Kanaan est Maire de Genève 2014-2015, 2018-2019 et 2020-2021, Conseiller administratif en charge du Département de la culture et du sport, puis de la culture et du numérique, Président de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, Vice-président de l’Union des villes suisses et Président de l’Union des villes genevoises.

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