Du 5 octobre 2024 au 9 février 2025 se tient au Musée d’art et d’histoire à Genève l’exposition Patrimoine en péril, qui constitue un moment important pour le musée, pour notre ville mais, osons-le, aussi pour l’humanité dans son ensemble. Dans la convention de 1972 de l’Unesco, on lit en effet : « Le patrimoine est l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration. »
Le patrimoine est indispensable à l’évolution même de nos sociétés. Le patrimoine est indispensable à la mémoire qui façonne nos identités collectives, nos ancrages dans la durée, notre compréhension du monde et des autres. Comme on peut le dire en interprétant librement un vieux proverbe africain : « Si tu veux savoir où tu vas, regarde d’où tu viens. »
Et si son importance devait être mesurée à l’aune des destructions dont il est la cible depuis des millénaires, il est clair qu’il arriverait haut dans de ce qui importe aux êtres humains. Ainsi, la proposition du Musée d’art et d’histoire vise à mettre en lumière et en perspective notre devoir de préserver des œuvres qui font le patrimoine commun de l’humanité et donc, comme la face sombre de la même histoire de l’humanité, de rappeler à quel point le patrimoine culturel fait l’objet d’actes délibérés de destruction ou de pillage par des forces en conflit.
Rôle des musées
Les musées sont des lieux de mémoire et de transmission, des lieux qui protègent notre histoire et défendent des valeurs. Ils ont une responsabilité institutionnelle et scientifique en termes de valeurs à défendre et à promouvoir. Comme pour les Universités, la valeur ajoutée des musées est d’apporter du recul, de la profondeur, de la substance, et ainsi de contribuer au débat de manière construite et argumentée. Un musée, comme une université, ne peut pas simplement se réfugier derrière une pseudo-neutralité. Car celle-ci risque fort de devenir fausse et se muer en une forme de complicité, même inconsciente.
Les musées sont aussi des refuges, des lieux de préservation, surtout dans le contexte de la législation suisse en vigueur, avec la Loi fédérale sur la protection des biens culturels (LPBC), qui définit notamment la notion de refuge, et la Loi fédérale sur le transfert des biens culturels (LTBC), qui traite notamment des questions de restitution. Le MAH contribue ainsi avec son rôle de refuge sécurisé à la sauvegarde du patrimoine en péril. Ce n’est pas la première fois dans notre histoire – le MAH avait accueilli des œuvres du Prado durant la guerre civile en Espagne – et ce ne sera malheureusement certainement pas la dernière… Qu’il s’agisse d’objets archéologiques de Tabo, au Soudan, d’œuvres de Syrie, de Lybie et bien sûr de Gaza, ces témoignages du passé, d’un vécu, d’une culture doivent y être en sécurité, à la disposition du public, des scientifiques et bien sûr des communautés dont ils sont issus. Ces objets doivent être les clés de l’ouverture à une réflexion, un dialogue et une compréhension de situations forcément complexes. Cette volonté de compréhension ne doit pas être synonyme d’acceptation et qui peut amener à une dénonciation lorsqu’elles sont intolérables au regard du droit.
La place particulière de Genève et l’obligation de dénonciation des actes de guerre
Cette mission particulière, on la retrouve bien sûr au centre des préoccupations de notre ville. Genève porte en elle la défense des droits humains – dont les droits culturels sont partie intégrante. Le Conseil administratif de la Ville de Genève considère donc que la défense du patrimoine culturel va de pair avec la défense des vies humaines.
Notre responsabilité n’est donc pas seulement d’être un refuge, mais également de dénoncer celles et ceux – qui que ce soit ! – qui détruisent volontairement le patrimoine culturel dans le cadre d’actions de guerre. Les exemples sont malheureusement nombreux à la travers l’histoire humaine, et sans revenir à l’Antiquité ou au Moyen Âge, on peut citer rien qu’au 21ème siècle la destruction des statues de Bamiyan par les Talibans en Afghanistan en 2001 ou de mausolées et de manuscrits par des djihadistes au Mali en 2012, ou encore de la grande mosquée de Mossoul par l’Etat islamique en Irak en 2017. Actuellement, on doit citer surtout l’exemple de Gaza où, au-delà du drame humain incommensurable qui accable ce petit territoire à peine plus grand que le Canton de Genève, force est de constater que la destruction du patrimoine culturel fait partie des actions offensives délibérées menées sans scrupules par l’Armée israélienne, voulant effacer ses racines historiques. Il faut malheureusement rappeler ici la destruction en mai 2024, par l’Armée israélienne sans motif aucun, du Musée privé de M. Jawdat Khoudary, le collectionneur qui avait contribué à l’exposition au Musée Rath en 2007 avec des pièces exceptionnelles dont certaines sont ici. Le Conseil administratif de la Ville de Genève avait publié un Communiqué de presse condamnant fermement cette destruction et écrit au Département fédéral des affaires étrangères, qui a répondu partager notre préoccupation mais qui n’a rien entrepris de plus à notre connaissance, et à l’Ambassade d’Israël à Berne, qui n’a jamais daigné nous répondre. Depuis, le jardin de cette demeure est devenu un parking, comme le rapportait le Courrier du 5 janvier 2024.
Il s’agit donc de prendre clairement parti. Le parti du droit international, ici matérialisé par l’engagement que la Suisse a pris en ratifiant, en 1962, la Convention de La Haye de 1954, qui a 70 ans aujourd’hui presque jour pour jour. Cette Convention a renforcé sa légitimité avec la résolution 2100 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies en 2013, résolution qui reconnaissait la protection du patrimoine culturel comme faisant partie intégrante des efforts de maintien de la paix, ainsi que la résolution 2347 adoptée par le Conseil de sécurité en 2017, qui condamne la destruction illégale du patrimoine culturel.
La protection des biens culturels est dès lors une obligation non seulement morale et éthique, humaine et scientifique, mais aussi juridique, et la violation de ces principes devrait donc conduire à des sanctions contre les coupables. On peut rappeler ici que les djihadistes islamistes radicaux qui ont détruit les mausolées de Tombouctou au Mali en 2012 ont fait l’objet de condamnations formelles de la part de la Cour internationale de Justice de la Haye, et que l’Unesco a mené une opération de réhabilitation de ce qui pouvait être sauvé. Mais lorsque des manuscrits sont brûlés, par exemple, les pertes sont définitives. Il faut donc souhaiter avec conviction que les responsables de l’Armée israélienne qui ont commis ces crimes à Gaza soient traduits devant des tribunaux internationaux, jugés et condamnés sévèrement, comme on l’a fait au Mali.
Conclusion
Je l’écrivais en préambule, cette exposition a également une valeur considérable pour l’humanité. Cela peut sembler un peu pompeux mais il n’en est rien. Cette exposition dit – à la suite de la Convention de 1954 – qu’il est possible d’empêcher la destruction d’œuvres même s’il faut pour cela les extraire, pour un temps, de leurs terres d’origine. Que de montrer ces œuvres, les mettre dans un contexte permet de délivrer un message essentiel : ce que des humains s’engagent à détruire, d’autres seront toujours là pour faire l’impossible pour le préserver et le défendre. Qu’il n’est pas tolérable de détruire le patrimoine culturel, de détruire la mémoire d’une population, pour en effacer le passé et nier le droit d’existence au présent. En 1513, Machiavel écrivait dans Le Prince : « Les hommes oublient plus vite la perte de leur père que la perte de leur patrimoine. »
Comme le déclarait Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, lors de l’Assemblée générale du 24 mars 2017, «La destruction délibérée du patrimoine est un crime de guerre, elle est devenue une tactique de guerre pour mettre à mal les sociétés sur le long terme, dans une stratégie de nettoyage culturel. C’est la raison pour laquelle la défense du patrimoine culturel est bien plus qu’un enjeu culturel, c’est un impératif de sécurité, inséparable de la défense des vies humaines».
Renoncer à cela serait renoncer à notre humanité.