Genève ville créative

Le blog de Sami Kanaan

  • Médias : sauver la pluralité et la diversité en brisant le tabou de l’investissement public

    La Suisse est un pays d’obédience libérale. Avec ses bons et ses moins bons côtés. Notamment lorsque ce libéralisme devient un dogme pour justifier la non-intervention de l’Etat sur des enjeux d’intérêt public, alors que l’argent privé a le champ entièrement libre pour dicter la vérité, combattre le service public et pratiquer un capitalisme de prédateurs : 670 millions de dividendes aux actionnaires en 15 ans, tout en détruisant des emplois et des titres plus que centenaires ?

    La semaine passée, TX Group, la maison-mère des titres Tamedia (notamment la Tribune de Genève, 24 Heures et le Matin Dimanche) et 20 Minuten, a annoncé des coupes massives dans les effectifs des médias, en particulier romands, avec près de 300 suppressions d’emplois. Annonçant sans aucune honte, avoir dans le passé coupé au petit bonheur la chance (« sans stratégie », dixit Simon Baertschi, directeur éditorial de Tamedia dans la Tribune de Genève « print » du 28 août), mais s’être maintenant doté d’une stratégie… Chacun.e mesurera la grande qualité des « top managers » à la tête de Tamedia.

    Pourtant, ces titres sont encore bel et bien bénéficiaires, et ce point est absolument capital, pour démentir les rumeurs savamment distillées de titres qui seraient déficitaires. Ceci est d’autant plus essentiel à marteler, que ces bénéfices sont obtenus malgré les « frais de gestion » que chaque titre doit payer au groupe, selon des taux parfois aberrants, pour des prestations dites communes, et ceci dans la plus grande opacité. En fait, TX Group veut des bénéfices avant impôts et amortissements (EBITDA) de 15% et ces titres ne produisent « que » 2 à 3% environ de bénéfices.

    Alors que Christophe Blocher a bien compris l’intérêt d’investir dans une presse de proximité en rachetant un certain nombre de titres, TX Group a enfin une stratégie, mais inverse : tout miser sur un quotidien pour l’ensemble de la Romandie, mais sans rien y investir pour les autres (et exploiter les dividendes jusqu’à épuisement au bénéfice des actionnaires membres de la famille propriétaire). Parmi ces titres qui seront victimes de cette stratégie, la Tribune de Genève, un quotidien dont l’histoire est riche de 145 années dont seulement une petite quinzaine sous la houlette de TAmedia, qui ne l’aura finalement acquise à Edipresse que pour empocher les bénéfices et la laisser décliner.

    Pourtant, il faut le répéter sans cesse, les médias sont indispensables à la bonne santé de notre démocratie. Pour faire vivre le débat public, nous devons pouvoir compter sur une pluralité de médias professionnels, qui traitent l’information selon les règles de la « Déclaration des devoirs et droits du/de la journaliste »[i], la vérifient, la contextualisent et nous la transmettent ainsi en nous permettant de fonder une opinion éclairée, avec un choix de titres qui permettent une saine concurrence et la pluralité susmentionnée. Je suis d’autant plus à l’aise pour le dire qu’en tant qu’élu je peux certainement être parfois agacé par certains articles. C’est la règle du jeu. Et c’est en particulier le cas avec la Tribune de Genève qui prend un malin plaisir à attaquer le service public un peu trop souvent à mon goût. Mais en aucun cas ce n’est une raison pour tolérer sans rien dire que ce titre porteur d’une longue histoire et vital pour la vie démocratique à Genève soit liquidé en bonne et due forme, comme le fait le TX Group. Et il faut bien aussi constater que les dirigeant-e-s de TX Group affichent une profonde méconnaissance des réalités romandes pour croire une seconde que 24 Heures saura séduire un public valaisan, jurassien ou fribourgeois ! Sans parler du public genevois.

    Mais au-delà : les médias nous permettent de comprendre le monde, ils sont un intermédiaire qui pourra nous révéler des éléments cachés et de saisir ainsi des réalités qui nous échapperaient autrement. Tenez, un exemple ? Relisez l’excellente enquête journaliste menée par le média en ligne Heidi.news concernant Tamedia, la bien nommée exploration « Tamedia Papers »[ii].

    Face à cela, que peuvent les pouvoirs publics ? Certainement beaucoup. A condition de le vouloir et de ne pas se brider tout seul. A notre modeste niveau municipal, nous testons différentes formes de petits soutiens. Ceux-ci n’ont pas pour prétention de résoudre le problème, mais d’apporter un coup de pouce à la valeur ajoutée du journalisme. Ceci se matérialise par exemple avec les bourses de soutien aux médias lancées en 2021, qui visent à appuyer les initiatives qui participent justement au débat public et à la pédagogie sur le rôle des médias, ou encore la gratuité accordée aux journaux imprimés pour leurs caissettes dans l’espace public ; mais également par exemple via le soutien direct à JournaFonds[iii], ancien « Pacte de l’enquête », structure cise des deux côtés de la Sarine et qui va soutenir le travail d’enquête de journalistes indépendant.es, sur la base d’appels à projet ; des enquêtes – une liste impressionnante (plus de 60 à ce jour) – achetées ensuite et donc publiées dans une large diversité de médias suisses. JournaFonds apporte ainsi un très précieux soutien indirect aux médias dans un travail d’enquête qui réclame des investissements importants. Un projet dont on peut espérer une diversification de soutiens modestes mais par d’autres villes, cantons et la Confédération, tissant un maillage solide en faveur du travail d’enquête journalistique, sans qu’aucun ne puisse en influencer le résultat.

    Aujourd’hui, il est néanmoins nécessaire d’aller plus loin. Nous devons envisager un soutien structurel aux médias. Une difficulté : il ne sera évidemment pas possible de financer des titres pour que ces soutiens atterrissent directement dans la poche d’actionnaires. Comme évoqué, on pourrait envisager déjà d’augmenter massivement le nombre de soutiens aux enquêtes comme celles de JournaFonds. La commission ad hoc du Conseil des Etats propose également d’apporter une mise de fonds à notre agence de presse nationale, de pouvoir soutenir les médias électroniques et la formation (y.c continue) des journalistes. Devrait-on également aller dans le sens de couvrir le déficit des médias afin de soutenir l’investissement dans ceux-ci ? Pour cela, il faut sortir du dogme ultra-libéral, qui veut que le public ne doive pas soutenir les médias au nom de leur liberté. Une liberté qui n’est curieusement jamais questionnée quand les propriétaires des titres sont des investisseurs privés ou quand des journalistes avouent en off ne pas trop oser traiter certains sujets économiques par peur de perdre certains annonceurs puissants. Je relève ainsi qu’au Grand Conseil genevois, la semaine passée, quasiment tous les membres de gauche à droite (à la différence du PLR mercredi soir au Conseil municipal…) ont insisté sur la nécessité de souvenir la presse et notamment la Tribune de Genève, sur la base d’un texte déposé par le groupe socialiste. Mais où sont les PLR, le Centre et l’UDC lorsqu’il s’agit de voter concrètement des mesures à Berne ? Où sont les Cantons pour prendre en mains sérieusement ce dossier ?

    Sur proposition de la Conseillère municipale Joëlle Bertossa, le parlement de la Ville a confirmé sa volonté de soutenir les médias, à la mesure de ce que peut faire une commune. Ma collègue Christina Kitsos, Maire de Genève, a d’ores et déjà annoncé sa volonté de créer un groupe de travail à l’échelle régionale, potentiellement avec Lausanne et le Canton de Vaud, de manière à œuvrer par un front commun, pour tenter de sauver la presse de notre région.

    Un dernier point sur lequel il faut être clairs : il est absolument indispensable de garantir une saine distance et une transparence entre les directions de titres et les collectivités publiques (qui n’existent actuellement pas forcément non plus dans le privé), mais cela ne doit pas nous empêcher d’investir dans le bien précieux pour notre démocratie que sont nos médias. Qu’ils soient privés ou publics, d’ailleurs, et nous aurons certainement l’occasion de reparler des attaques contre la SSR, qui viennent précisément de ceux qui coupent dans leur investissement médiatique, regroupés dans le fameux lobby très réactionnaire de « Aktion für Medienfreiheit », longtemps présidé par la politicienne UDC zurichoise Nathalie Rickli et aujourd’hui par le Conseiller national UDC bernois Manfred Bühler.

    Notre pays, qui est fier à juste titre de sa pratique de la démocratie directe, dans un contexte plurilingue et multiculturel, mérite mieux qu’une monoculture médiatique !

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    [i] https://www.impressum.ch/fileadmin/user_upload/Dateien/Merkblaetter_Statuten_etc/Devoirs_droits.pdf

    [ii] https://www.heidi.news/explorations/tamedia-papers

    [iii] https://www.journafonds.ch/

    Gravure: Guiguet, Pégard
https://www.flickr.com/photos/zigazou76/5606911155
  • Célébrer le vélo, révolution du 19ème comme du 21ème siècle

    Moyen idéal de locomotion urbaine au quotidien, le vélo a été une révolution pour les ouvrières et ouvriers du 19ème et surtout de la première moitié du 20ème siècle, leur offrant la possibilité de se déplacer sur des distances jusque-là inconnues et avec une facilité déconcertante, comme l’explique très bien Frédéric Héran dans son livre « Le retour de la bicyclette ». La Ville vient précisément de vernir une nouvelle exposition qui revient sur cette histoire révolutionnaire qu’est l’invention du vélo, grâce à une belle collaboration entre le Muséum d’histoire naturelle et le Musée d’art et d’histoire, avec également la Bibliothèque de Genève, à découvrir au Rath jusqu’au 13 octobre.

    Si le vélo est un sujet historique, une invention révolutionnaire qui aura totalement modifié le quotidien de millions de gens, c’est également un sujet pleinement d’actualité. C’est un sujet très vaste qui a passionné – et passionne encore bien sûr – les scientifiques, les historiens et les historiennes, les inventeurs et les inventeuses, les sociologues, les psychologues, les urbanistes, les designers, les philosophes ou encore les médecins. Car le vélo est bien plus qu’une machine. C’est un symbole. L’exemple parfait de l’extraordinaire capacité d’innovation humaine, avec un objet d’une simplicité apparente mais d’une efficacité énergétique sans pareil.

    Einstein aurait (peut-être) dit que « La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». Car le vélo, c’est aussi cet apprentissage de l’équilibre en mouvement, qui n’existait pas avant lui, et qui est tellement fort symboliquement, sur notre capacité à aller de l’avant face aux déséquilibres du monde. Notre capacité à évoluer, à changer, pour conserver notre équilibre.

    Mais le vélo est aussi devenu un objet de collection. Et donc un objet d’étude pour les musées. Le MAH conserve quelques magnifiques exemplaires de ces vélos pionniers du 19ème siècle. Telle la draisienne, inventée en 1817 sous le nom de « laufmaschine » par le baron Karl Von Drais pour pallier l’absence de chevaux durant une terrible année sans été à cause d’une éruption volcanique (le même été qui verra la rédaction du Frankenstein de Mary Shelley sur les hauteurs colognotes du Léman). Mais aussi des grands bis dont la roue avant s’est sans cesse agrandie, dans une recherche périlleuse de vitesse, jusqu’à ce que l’invention de la transmission par chaîne ou courroie, en 1869 par Charles Desnos.

    Ainsi le vélo, ou plutôt les vélos dans leur diversité, font partie des collections patrimoniales de la Ville. Cela faisait sens d’en faire une exposition. Mais pour cela, il fallait encore faire dialoguer les compétences et les connaissances de personnes attachées à l’une ou l’autre de nos institutions, ou d’ailleurs ! J’aimerais donc saluer la volonté de Muséum Genève et du Musée d’art et d’histoire de s’associer pour nous permettre de plonger dans l’univers des vélos, tricycles, bicyclettes, triporteurs et j’en passe. Et d’avoir su non seulement travailler ensemble, mais de nouer des partenariats aussi divers et fructueux qu’avec la Bibliothèque de Genève et son Centre d’iconographie, ou encore l’association Pro-Vélo.

    C’est dans de telles occasions que l’on constate la pertinence et l’importance de notre place muséale. Et c’est ainsi que nous pouvons faire des propositions pertinentes à l’ensemble de la population, offrir aux Genevoises et aux Genevois la possibilité de découvrir notre patrimoine commun et sa raison d’être. Parce que les collections nous parlent de notre histoire, de notre curiosité, de notre inventivité, de ce qui nous lie aussi bien que ce qui relie notre passé à notre présent. Et nous ramène donc aux enjeux de notre temps, en l’occurrence, les défis climatiques, environnementaux, ou simplement de mobilité.

    Aujourd’hui, face à ces défis qui doivent être urgemment relevés, qu’on le veuille ou non, il nous faut remettre le vélo au centre de la cité. Les rues ne peuvent pas être agrandies. C’est une réalité technique, pas un choix politique. Nous devons donc retrouver la sagesse de nos (arrière) grands-parents et retrouver des formes de sobriété efficace, dont le vélo est une des plus belles émanations.

    En 2008, Christine Lagarde, alors ministre française de l’économie, a manqué de peu le Prix de l’humour politique avec sa déclaration : « Pour faire face à la hausse du prix du pétrole, je conseille aux Français de faire du vélo. » Les temps ont changé : aujourd’hui, cette phrase ne peut plus être envisagée comme un trait d’humour. C’est bien plutôt un conseil sensé. Et pas seulement en raison d’une hausse de prix !

    Nous devons donc redonner au vélo une vraie place dans l’espace public. Cependant, pour que cette nécessité soit perçue et admise, il est bon de montrer à quel point cet objet n‘est pas une lubie d’écolo, une nuisance dans les parcs ou un outil de rééducation après accident.

    Sans être politique, l’exposition Vélos : équilibres en mouvement y participe. Elle permet de retracer avec la rigueur scientifique propre aux musées, l’évolution de cette invention, de découvrir ses multiples utilisations et ce qu’elle a représenté pour les différentes classes sociales tout au long des siècles.

    J’aimerais donc vous inviter chaleureusement à aller la découvrir et souhaite ici remercier les équipes de Muséum Genève et du Musée d’art et d’histoire pour cette belle collaboration.

    Et je vous invite bien sûr tous et toutes à pédaler, mais plus encore à faire attention à la sécurité des piétons comme de la vôtre !

    Le pont du Mt-Blanc, en 1948 – photo d’Alfred (dit Freddy) Bertrand, propriété de la Ville de Genève/Centre d’iconographie de la BGE: https://www.bge-geneve.ch/iconographie/oeuvre/fb-p-480-07

  • Les « Faiseurs de Suisses »… plus que jamais!

    À quelques jours de la votation sur les droits politiques des personnes étrangères résidant à Genève depuis 8 ans ou plus, il vaut la peine de prendre connaissance d’un rapport particulièrement choquant publié par la Commission fédérale des migrations publié le 23 mai 2024.

    La CFM documente à quel point – avec le durcissement des critères de naturalisation (nouvelle loi de 2018) -, celle-ci est de plus en plus réservée aux personnes avec un haut niveau d’études. Comme l’indique le Communiqué de presse de la CFM, « sur cette période (soit les 3 années après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi), environ un tiers des personnes naturalisées selon l’ancien droit disposaient d’un diplôme universitaire, contre près de deux tiers selon le nouveau droit. En revanche, la part des personnes n’ayant pas poursuivi leur formation au-delà de l’école obligatoire est passée de 23.8 à 8.5 pour cent. » Il y a une véritable sélection socio-économique et socioculturelle!

    Les opposant.e.s aux droits politiques pour les personnes étrangères chantent les louanges de la naturalisation comme LE moyen de concrétiser l’intégration. C’est à choix de la naïveté sur la réalité de la procédure de naturalisation en Suisse, ou de la mauvaise foi. En tout cas un déni de réalité. La majorité de droite au Parlement fédéral a durci successivement les règles, aussi bien en matière de permis de séjour et d’établissement (obtention et renouvellement), qu’en matière de naturalisation. Message de base: on ferme les portes à l’intégration tout en faisant appel à une main-d’œuvre étrangère malléable et corvéable à merci. C’est une manière beaucoup plus méthodique et construite de fermer cette porte qu’à l’époque du célèbre film « Les Faiseurs de Suisses » de Rolf Lissy sorti en 1978. Comme en aucun cas je ne me permettrai de considérer les opposant.e.s comme naïfs ou naïves, on peut donc considérer cette stratégie comme totalement assumée.

    Pourtant, le calcul est faux à plusieurs titres. Déjà pour des raisons de principe en lien avec une posture d’ouverture aux autres, fondamentale dans un pays dont une bonne partie de la prospérité est due à l’apport de personnes d’ailleurs, ensuite afin de limiter les facteurs d’exclusion sociale et culturelle dans une société riche mais très inégale. Ceci est particulièrement pertinent à Genève, qui se targue d’être une société multiculturelle et ouverte au monde ; les déclarations récentes des 3 Conseillères d’Etat de droite contre l’Initiative « Une vie ici, une voix ici » soumise au vote le 9 juin semblent montrer un net recul de cet état d’esprit.

    Mais c’est aussi un calcul très faux en termes d’analyse de nos besoins présents et futurs en considérant l’évolution démographique de notre pays, marquée par un vieillissement de plus en plus rapide de la population indigène. Une nette majorité a voté la 13ème rente AVS le 3 mars 2024 et on ne peut que s’en réjouir ! Mais il faudra des personnes actives pour contribuer à la financer, et surtout aussi des personnes actives pour s’occuper de nos aînées et aînés dans tous les domaines où ils et elles auront besoin de nous. La même droite pleure en permanence le manque de main d’œuvre qualifiée dans de nombreux domaines, notamment techniques, et le service public manque de plus en plus de personnel pour les métiers du « care » au sens large (santé et social). Mais cette droite s’oppose énergiquement à toute mesure de politique familiale (soutien à la petite enfance, allocations familiales, congé parental), et pour une partie elle combat aussi l’ouverture à l’Europe, durcit les conditions de séjour pour les personnes étrangères et assume une naturalisation réservée à l’élite. Cherchez l’erreur !

    En tout cas, le 9 juin, il est légitime et pertinent de voter oui avec conviction à l’introduction des droits politiques pour les personnes résidentes depuis de nombreuses années dans notre canton. Elles contribuent très activement à sa prospérité, à son développement et à sa richesse culturelle !

  • Monuments et héritages racistes dans l’espace public : comprendre notre passé et agir pour ne pas refaire les mêmes erreurs

    Début mai, j’ai présenté avec mon collègue Alfonso Gomez, en charge du service Agenda 21, un plan d’action portant sur les enjeux que posent les hommages rendus dans l’espace public à des personnalité ayant encouragé le racisme ou le colonialisme. Celui-ci vise deux objectifs : assurer que la mémoire de ces actes ne se perde pas et donner à comprendre le contexte de ceux-ci, mais aussi rectifier les hommages rendus dans l’espace public à des personnalités dont au moins une partie de l’action devrait tout autant être dénoncée.

    Cette démarche, je l’ai initiée dès mon année de mairie en 2020, avec l’étude « temps, espaces et histoires – Monuments et héritage raciste et colonial dans l’espace public genevois : état des lieux historique », confiée aux professeurs Mohamed Mahmoud Mohamedou et Davide Rodogno, de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID). Celle-ci passe en revue 33 cas et proposait 10 pistes d’action, allant de ne rien faire (« inaction ») à supprimer le symbole, le nom de rue ou le monument (« destruction »). Sur ces 33 cas, tous sont nuancés, montrant par exemple certains apports bénéfiques, à l’image de Carl Vogt, grand réformateur et partisan de l’ouverture de l’Université aux femmes, mais également auteur de prises de positions racistes marquées.

    Il convenait donc de ne pas en rester là. L’intention politique est de mettre en place une action qui permette à chacun et chacune de prendre connaissance et conscience de ce passé, dans toute sa complexité, sans nier les prises de positions racistes ou les agissements en lien avec le commerce triangulaire, par exemple.

    On entend souvent, par exemple, que les prises de positions racistes, postulant la suprématie d’une soi-disant « race » sur une autre, étaient courantes à une certaine époque. Un argument qui ne tient pas et pour lequel on doit justement rappeler que déjà à l’époque (en particulier au 18ème et au 19ème siècles), des personnalités ont assumé et défendu avec autorité des positions anti-racistes.

    Dans le plan d’action récemment validé, le Conseil administratif a décidé de privilégier des actions de re-contextualisation. Cela ne signifie néanmoins nullement que les monuments et symboles problématiques resteront tels quels dans l’espace public. On peut en effet, en reprenant la terminologie de l’étude des Pr. Mohamedou & Rodogno, passer par un « vacillement » (le monument est descendu de son piédestal), le « voilage » temporaire ou pérenne, ou encore le « doublement » (dans lequel on accompagne le monument par un ou plusieurs monuments de nature opposée).

    J’aimerais insister sur cette dernière possibilité. C’est celle qui a été retenue par la Ville de Neuchâtel pour la statue de David de Pury avec, à côté de la statue officielle, une petite statuette à l’envers réalisée par un artiste. Cette opération a eu le grand mérite d’être une des premières du genre en Suisse et de jouer ainsi un rôle d’exemple. Le résultat ont reçu un accueil mitigé, peut-être parce que la démarche n’a pas été assez concertée avec les milieux concernés et que l’œuvre n’a pas du tout une ampleur similaire à l’original.

    Nous avons au sein du Département de la culture de la Ville de Genève une assez longue expérience de ces processus, par exemple avec le monument à la mémoire du génocide arménien. Cette approche me paraît particulièrement pertinente, car la démarche de concours artistique permet non seulement de faire connaître la problématique, mais aussi d’impliquer un regard d’artiste, qui sera forcément créatif et différent. Ceci facilite un accueil plus large, aussi auprès de gens qui ne s’y intéresseraient pas forcément. Une œuvre d’art est un excellent moyen pour mettre en place des actions pédagogiques et historiques, comme c’est le cas autour du génocide arménien, qui n’est toujours pas reconnu de manière universelle.

    Ainsi, l’action prévue pour la Ville Genève, loin de simplement ajouter un QR-code sur des statues, se veut donc bien plus ambitieuse. Elle doit avoir des vertus à la fois restaurative, de mémoire et pédagogique. Nous ne pourrons pas réparer la tragédie de l’esclavage, du racisme et du colonialisme, mais nous devons la comprendre et la faire comprendre, pour plus qu’elle ne puisse plus se répéter.

  • L’IA : un cambouis technique, humain et philosophique

    L’intelligence artificielle (IA, en anglais AI) – au-delà de son effet de « hype » – ne doit pas être comprise comme une mode passagère, un « trend » à investir, mais bien comme un enjeu de société à empoigner de manière multifactorielle et en préparant ses conséquences sur le temps long. Sans doute pas très politique, me direz-vous…

    Comme la technologie des chaines de blocs (plus connue par son appellation en anglais, « blockchain »), il y a quelques temps, il est aujourd’hui de bon ton pour les collectivités publiques (comme pour les entreprises privées) de se ménager des effets d’annonce plus ou moins tonitruants sur leur(s) nouveau(x) service(s) utilisant l’IA. Pourtant, l’enjeu est bel et bien un enjeu de société, que nous devrions considérer sur le temps long et dans ses enjeux à la fois techniques, mais aussi en matière de ressources humaines, de formation, d’éducation, d’écologie, d’éthique, etc.

    La Ville de Genève a fait le choix de se lancer dans la réflexion, mais sans précipitation. Nous avons organisé dès 2020 des formations et espaces de réflexion à destination des employées et employés municipaux, nos services informatiques testent les possibilités via des projets-pilotes, et nous avons mis sur pied un groupe de travail interdépartemental pour réfléchir de manière coordonnée aux implications métiers.

    Plus récemment, nous avons mis en place différents « disclaimer » à destination des employé-es de manière à leur rappeler les règles existantes en matière de traitement des données confidentielles qu’elles et ils sont amenés à traiter dans le cadre de leur fonction, avec notamment la règle d’or de ne JAMAIS entrer dans une application externe d’IA (comme ChatGPT ou COPILOT ou plein d’autres) des données confidentielles de l’administration, même si elles paraissent anodines, en accord avec la Politique des données de la Ville de Genève. Une telle saisie de données ne serait envisageable que dans une application avec laquelle des contrats très stricts en matière d’usage et de stockage des données auraient été conclus, par analogie à tout usage d’applications informatiques tierces utilisées par l’administration.

    Enfin, le Conseil administratif a récemment décidé, plutôt que de réinventer la roue, de faire siennes les excellentes lignes directrices édictées par la Confédération en matière d’utilisation de l’IA (placer l’humain au centre, assurer des conditions propices au développement et à l’utilisation de cette technologie, transparence, traçabilité et explicabilité, responsabilité en cas de dommage, sécurité des systèmes, participation active à la gouvernance, coordination et implication des acteurs pertinents aux différents échelons du fédéralisme) ; une version plus spécifiquement adaptée aux réalités de l’administration municipale sera envisagée après une période de « rodage ».

    Le Conseil administratif a également approuvé la reprise, dans un registre beaucoup plus pratique, des fiches techniques et aide-mémoires édictés par la Confédération, notamment en ce qui concerne les logiciels de traduction du type DeepL ou l’excellent service suisse TextShuttle.

    Un processus qui s’ouvre donc et qui doit être poursuivi, sans se résumer à des effet d’annonces mais en mettant les mains dans un cambouis tout à la fois technique, humain et philosophique ; la Ville s’y atèle dans le cadre plus large de sa Politique numérique qui, pour mémoire, s’articule autour des 3 valeurs suivantes, une approche du Numérique qui soit responsable, inclusive et innovante

Sami Kanaan est Maire de Genève 2014-2015, 2018-2019 et 2020-2021, Conseiller administratif en charge du Département de la culture et du sport, puis de la culture et du numérique, Président de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, Vice-président de l’Union des villes suisses et Président de l’Union des villes genevoises.

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