Il y a un peu plus de 200 ans, Genève faisait le choix d’adhérer à la Confédération helvétique sur la base de frontières restreintes volontairement, nous coupant du bassin naturel qui a toujours été celui de Genève, pour des raisons liées aux identités religieuses, politiques et sociales de l’époque. Un mariage de raison bien plus que d’amour car la Suisse offrait l’avantage de laisser beaucoup d’autonomie à ses « membres », les cantons. Cette construction mal fichue a laissé des traces durables dans la vie politique, économique et sociale de cet espace genevois trop contraint et institutionnellement encombré.
Canton jacobin, frileux et incapable de se réinventer
Deux siècles plus tard, Genève n’a pas encore trouvé la bonne formule institutionnelle pour gérer son territoire. Genève est le canton de Suisse qui accorde notoirement le moins d’autonomie à ses communes, petites ou grandes. Dans la part des dépenses publiques qu’elles gèrent, le rapport est de 18 francs gérés par l’ensemble des communes genevoises et de 82 francs gérés par le canton – alors qu’en comparaison à Zurich, le rapport est de 50/50, et sur Vaud, de 40/60!
En fait, rien n’empêche le Conseil d’Etat de proposer la diminution du nombre de communes, voire leur suppression, plutôt que de chercher en permanence à leur transmettre des charges sans compétences. Et ainsi le débat aurait eu lieu, de manière démocratique. Le Canton trouve de fait des alliés parmi les petites communes, qu’un très hypothétique transfert de compétences angoisse, au vu de leurs ressources limitées et leur manque de moyens opérationnels. Dès lors, force est constater le manque de courage et de créativité politique à Genève, et donc l’incapacité de proposer une vision cohérente et équilibrée pour l’organisation institutionnelle genevoise.
Le 23 septembre 2016, le Grand Conseil adoptait la Loi sur les fusions de communes (LFusC), mais dans l’indifférence la plus générale. En effet, les mesures « incitatives » sont ridicules : elles prévoient la gratuité de la procédure, un soutien juridique et administratif du Département cantonal de tutelle, une subvention unique du Canton à la commune fusionnée d’un maximum de 2 millions de francs et à certaines conditions, notamment que la nouvelle commune ne dépasse pas 15’000 habitant.e.s, ainsi que la possibilité d’une participation du Fonds intercommunal au financement des investissements de la nouvelle commune pendant 5 ans. Qu’aucun projet de fusion n’ait été présenté depuis l’entrée en vigueur de cette loi semble donc évident… Et la clause limitative à 15’000 habitant.e.s incarne de manière risible la peur panique du Canton face à la création d’entités ayant une masse critique. C’est pourtant bien à partir de 15’000 personnes qu’une collectivité commence à pouvoir assumer de manière intéressante de nouvelles tâches publiques.
Oser redonner du pouvoir démocratique et des ressources décentralisées
La deuxième remarque, c’est que, oui, les 45 communes genevoises risquent de se muer lentement mais sûrement en coquilles vides, d’un point de vue de leurs compétences décisionnelles, respectivement en simples agents d’exécution des tâches décidées par le Canton ou la Confédération. En gros, on a de plus en plus de boulot, de charges, de responsabilités mais un cadre de plus en plus contraignant pour exécuter le travail, son prend l’addition de normes qui nous enferment dans un carcan.
Doit-on considérer cet état de fait comme normal, au vu de la petitesse du territoire et donc de la nécessité d’assurer des politiques publiques cohérentes et homogènes pour tous et toutes ? Mais bénéficions-nous réellement de cette cohérence et de cette homogénéité?
Dans la pratique, si la plupart des grands domaines de l’action publique sont pilotés par le canton, les ressources, elles, sont particulièrement mal réparties. Certaines communes sont très riches, avec un impôt communal particulièrement bas, alors que d’autres communes, petites ou grandes d’ailleurs, certaines urbaines, d’autres rurales, sont nettement moins favorisées et n’arrivent pas toujours à assumer pleinement leurs obligations, parfois tout en palliant aux manquements du Canton dans certains domaines. De plus, les communes riches ne sont de loin pas celles qui contribuent le plus à l’effort collectif sous forme d’équipements publics, de prestations proposées à toute la population, aux projets communs (crèches, équipement sportifs, culture de proximité, etc.). Le Canton lui-même voit s’échapper l’accès à des ressources importantes. De plus, de nombreux contribuables souvent aisés habitent sur le Canton de Vaud tout en travaillant sur Genève, et ne contribuent en rien aux charges des prestations (transports, voirie, sécurité, espaces publics, etc.), dont ils et elles bénéficient. L’actuel système de péréquation, s’il a le mérite d’exister, avec une amélioration récente et bienvenue, ne compense que très partiellement ces déséquilibres, qui ont des effets pervers. De même, les nombreux Fonds intercommunaux (FI, FIA, FIE, FIDU, etc.) représentent des outils partiels bienvenus de rééquilibrage mais remettent en question la légitimité démocratique et la lisibilité de l’action publique, notamment vis-à-vis des Conseils municipaux.
Disparités et déficit démocratique
Et s’il fallait encore une incohérence, probablement la plus grande : Comment prendre en compte les enjeux spécifiques des villes? 80% de la population genevoise se concentre dans les 11 villes reconnues du Canton, soit ¼ des 45 communes genevoises. Or il va sans dire qu’elles font face à des enjeux sociaux, économiques, liés à la mobilité, à la sécurité ou même à la vie culturelle et sportive bien différents des communes de villas ou rurales! D’où la création de l’Union des Villes genevoises en 2015, tout de suite honnie par le PLR et le PDC cantonaux, ce qui montre leur déni du phénomène urbain. On constate aujourd’hui un déséquilibre criant en matière de fiscalité, de structure de la population, de répartition de logements et d’emplois, de réalisation de prestations et de responsabilités. A titre d’exemple, selon l’Union des villes suisses (UVS – organisation officielle en la matière et pas franchement de gauche), les communes urbaines dépensent 57% de plus en matière de sécurité sociale, ou encore 2.65 fois plus par habitant.e pour la sécurité publique. Or, la politique cantonale genevoise reste lourdement dominée par des alliances d’intérêts particuliers, contraires aux intérêts de la majorité de la population vivant en milieu urbain. On peut sérieusement se poser la question de la pertinence démocratique d’avoir 45 communes sur un territoire de 282 km² ; entités qui ont toutes le même poids décisionnel au sein de l’Association des communes genevoises (ACG), alors que 17 de ces communes ont moins de 2000 habitant-e-s, soit moins d’1% de la population résidante en Ville de Genève.
En clair, sur ce petit territoire, il existe de trop fortes disparités qui génèrent une forte inégalité face à l’action publique, et prétéritent la capacité de Genève à construire un avenir équilibré, durable et harmonieux, en tenant compte aussi des enjeux de notre région plus large. Il en va de la cohésion et de l’avenir de notre région, afin de proposer à nos habitantes et habitants une capacité d’assurer leur bien-être et leur qualité de vie de manière équitable et durable, dans un système lisible et compréhensible. Ces défis n’ont pris que plus d’importance avec la crise du Covid qui, au-delà de sa composante sanitaire, va nous placer devant des conséquences lourdes à plus long terme, qui s’ajoutent aux enjeux climatiques et sociaux.
Dès lors, quelles réponses possibles?
La première, radicale, serait de supprimer toutes les communes et d’arrêter de faire vivoter ces coquilles vides dépourvues de réelle autonomie, puisque Genève semble tellement attachée à cette tradition « jacobine » très centralisatrice! Mais bon gré mal gré la commune constitue l’élément de base de la construction helvétique et son échelon le plus légitime. La deuxième serait de créer deux demi-cantons, comme l’ont fait les deux Bâle en 1833. Mais notre canton est trop petit pour pouvoir créer deux demi-cantons et trop grand pour ne devenir qu’un canton-ville, comme l’est Bâle-Ville avec ses 3 communes. Fusionner les communes de manière responsable et organiser la fiscalité de manière équitable!
Dès lors, pourquoi ne pas imaginer sérieusement un processus ambitieux et offensif de fusions pour parvenir à des communes ayant une masse critique et une représentativité suffisante pour agir ? Le Canton de Glaris a fusionné ses 25 communes en 3 grandes communes, réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2011, dont le caractère radical est d’autant plus marquant qu’elle a été adoptée en Landsgemeinde. Nous pourrions aussi avoir un nombre réduit de communes, dès lors nettement plus grandes, dont un centre urbain élargi, poursuivant ainsi la logique de fusion effectuée dans les années 30. On pourrait imaginer viser des communes d’au moins 15 à 20’000 habitant.e.s, sans diminuer la taille des villes existantes (Vernier compte par exemple plus de 35’000 habitant.e.s, Lancy près de 34’000) ce qui nous amène à environ 10 à 15 communes en tout.
Aujourd’hui, le réel enjeu auquel doit faire face Genève sur le plan territorial et qui est de la responsabilité du Canton, avec ses partenaires, est celui d’un développement plus harmonieux de l’espace régional (projet d’agglomération transfrontalier du Grand Genève). Il s’agit de parvenir à maintenir un lien fort existant au niveau communal et une qualité de vie attendue par les habitant.e.s tout en organisant le nécessaire développement à l’échelle d’un territoire bien plus vaste. Ce territoire nécessite des efforts massifs et urgents pour résoudre les nombreux déséquilibres qui le caractérisent. Un enjeu tout aussi vital réside au niveau de l’espace lémanique, qui est de plus en plus en connecté sur les plans économiques, urbanistique, culturel, scientifique, etc., ce qui rend aussi indispensable une négociation entre Genève et Vaud sur la question des ressources fiscales et le co-financement des infrastructures.
Soyons donc responsables et innovants, et relançons le débat!
Ce débat est nécessairement corrélé à celui de la fiscalité communale et de la péréquation, aujourd’hui insuffisante, ainsi qu’à celui de la prise en compte adéquate des charges de villes-centre, bénéficiant à un bassin de population plus large que le leur. Mais aussi à la capacité à répondre aux besoins de proximité par les communes, plus flexibles et agiles que le Canto, à condition d’alléger un cadre légal et réglementaire sclérosant.
Au final, l’objectif global doit être de réconcilier les échelles à la fois socioéconomiques et territoriales des réformes au-delà des réformettes tentées ci et là qui ne représentent qu’un emplâtre sur une jambe de bois, ou servent de prétexte à des règlements de comptes idéologiques contre le monde urbain en général et la Ville de Genève en particulier, cachant une impuissance à aborder réellement les défis d’aujourd’hui. Ces propositions de réformes pourraient très bien provenir des villes genevoises qui devront s’unir pour sortir de cette logique inégalitaire et pour développer leurs propres mécanismes de coopération avec d’autres communes urbaines dans les territoires qui entourent Genève en faisant converger leurs positions et leurs stratégies au bénéfice de la plus grande partie de la population résidente de cette région.
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